Pour une rare fois la vaste demeure de la famille Yeon était calme. Pas de panique liée à un runway show, pas de jeune goule à contrôler, que du calme. Dans le grand salon, le ‘patriarche’ était assis dans son fauteuil favori, regardant dans la pénombre la pluie tomber sur Séoul.

« Han Byul, les enfants ont des questions. »

À l’entente de la voix de l’un des siens, Han Byul se détourna le regard de par la fenêtre, réalisant bien vite qu’il n’était pas seul, entouré de toute sa famille, entassés sur les sofas et sur le pelucheux tapis de la pièce. Les ‘enfants’ comme ils étaient appelés, emblaient tous avoir son âge ou à la limite plus jeune. C’était la prestance de l’occupant du fauteuil qui indiquait plus qu’autre chose que s’il était question d’âge, il gagnait à plate couture.

« Qu’y a-t-il? »

« Appa Byul, quand es-tu né? »

Un sourire passa sur ses lèvres alors qu’il réalisait où tout cela se dirigeait.

« À l’époque on utilisait que le calendrier lunaire, mais ça donnerait avec le système actuel le 7 juillet 660. Vous savez qu’il y a des pays qui disent que le chiffre 7 est chanceux? Le septième jour du septième mois, ça donne bien. »

« Et où es-tu né? »

« À Sabi. C’était la capitale du royaume de Baekje. Ça n’existe plus désormais, surtout que Silla a gagné le territoire de Baekje le mois après ma naissance. »

« Pour naître dans la capitale, tu étais important? »

Il y avait de ces gamins qui étaient intelligents… Il pouvait être fier de sa famille.

« Les Yeon faisaient partie des Huit Grandes Familles de Baekje, pratiquement de la noblesse. Nous n’étions plus grand-chose au moment de la chute du royaume, mon père avait de l’influence que dans l’armée. Avec l’invasion par Silla, nous devenions presque des citoyens normaux dans Silla, mais l’expérience militaire de mon père nous assurait un certain niveau de vie plus favorable. »

« Tu étais proche de ton père? Tu as tellement l’esprit de famille… »

« Il était rarement là, mais j’avais un énorme respect pour lui, c’était un très bon père de famille. Il est mort quand j’avais quatorze ans, en combattant les Tang… Ah, eux c’était l’empire chinois de l’époque. Donc c’était moi et ma mère. Au décès de mon père nous étions tout de même considérés partie des Yeon, ma mère n’a pas eu à se remarier.»

« Pas de frères et sœurs? »

Le regard du doyen de la famille s’assombrit soudainement, préférant regarder à l’extérieur un moment avant qu’il ne pousse un soupir et se retourne vers sa famille attentive, son usuel sourire aux lèvres.

« Officiellement j’étais le troisième des enfants de mes parents… mais en 660, les conditions étaient différentes, le taux de mortalité infantile était très élevé. Lorsque mon père est décédé, j’étais le seul à avoir atteint l’adolescence. Ma mère a pleuré le potentiel de chaque enfant qu’elle a bercé jusqu’à son dernier souffle… elle ne s’est sûrement jamais remise de me perdre, ma pauvre maman… J’aurais aimé lui dire que j’étais encore là, juste différent.»

« Justement, tu as été vampirisé quand? »

« ...et comment? Je veux dire, nous sommes tous là parce que tu étais là au bon moment »

Le vieux vampire se mit à rire soudainement. Certains pouvaient penser que c’était de la gêne devant l’appréciation de la famille qu’il avait entièrement montée lui-même, mais ses enfants les plus âgé, connaissant déjà l’histoire, savaient qu’il le faisait pout sauver la face.

« Ah ça! J’étais beaucoup trop beau pour mon bien. Vous voyez cette figure? Elle est la même depuis 1751 ans. J’avais 24 ans et je rayonnais autant qu’aujourd’hui.

À Sabi nous avions gardé la tradition de faire ce qui pouvait être considéré des soirées dansantes. Ma mère était vraiment au top en danse… bon aujourd’hui c’est de la danse traditionnelle- »

« C’est pourquoi tu en connais autant! »

« …oui, c’est pour ça. Elle dansait à la cour royale quand elle a rencontré mon père, donc c’était totalement logique pour elle de m’apprendre tout son savoir, sans lui je n’aurais jamais existé, qu’elle disait. Donc on allait dans ces soirées et on menait la danse, mais dans ma tête tout le monde nous connaissait et ils savaient que c’était ma mère qu’il fallait observer et non son apprenti donc je ne m’en faisais pas d’être dans le noyau du centre de l’attention… mais un soir s’est présenté un homme richement vêtu. Il disait venir de l’ancien royaume voisin et être intéressé d’avoir des gens pour enseigner les danses traditionnelles chez lui. Il était décidé à me prendre à son service, mais sans ma mère, pourtant c’était elle qui avait le savoir.

Il a insisté énormément, mais ma mère était catégorique. Je n’irais nulle part où elle ne pouvait pas être et j’étais entièrement en accord avec elle. J’étais tout ce qui lui restait, pourquoi me séparer d’elle? Elle avait le savoir, je n’aurais pas pu enseigner comme elle avait su le faire avec moi et les autres jeunes de Sabi. »

Le conteur du s’interrompre un moment et tout l’audience sut à ce moment que ce qui suivrait serait difficile à entendre, pourtant Han Byul gardait le sourire. C’était arrivé il y avait plus d’une quinzaine de siècles, après tout… mais ça ne changeait pas que c’était bel et bien le pire événement de sa vie. Un événement qui lui avait permis de vivre cette vie excessivement longue, mais qui restait le pire.

« Il n’a clairement pas aimé recevoir des refus continuels. Un jour, j’étais allé aider mes amis avec la récolte et je rentrais chez moi assez tard. J’avais décidé de couper à travers un petit chemin moins utilisé pour rejoindre la maison et soudainement… soudainement ils étaient plusieurs à m’agripper et à me forcer dans un chariot. Je ne sais pas combien de temps j’ai été retenu contre le plancher du chariot mais lorsqu’ils m’ont relevé, c’était pour me tirer dans un champ. Je n’étais pas un faiblard, mais eux ils étaient beaucoup trop forts pour moi seul, j’avais beau me débattre et tenter de me défendre… c’était impossible d’avoir la moindre marge de défense. Lorsqu’ils m’ont relâché, j’étais en plein milieu d’un champ aux hautes herbes et le noble était là à m’observer comme si j’étais la plus belle pièce de viande qu’il n’ait jamais vue. Je veux dire, je ne suis pas laid et je le sais, mais… »

Les bruits étouffés de ses enfants qui tentaient de contenir leurs émotions pas ne pas l’interrompre lui donnèrent immédiatement la pause qu’il avait besoin de prendre. Ses doigts étaient ancrés dans les appui-bras de son fauteuil et s’il ne faisait pas attention, il pourrait abimer le précieux meuble.

« Je vais toujours me souvenir de son regard. Comment il m’a agrippé le menton et forcé à le regarder droit dans les yeux en me disant que je serais la plus belle pièce de sa collection, en me sommant d’être docile. Je ne le savais pas à ce moment mais maintenant oui… il était en train d’utiliser de l’hypnose pour être sûr que je ne me débatte pas… et je n’ai aucunement été capable de bouger tandis qu’il… me dépossédait de mon intimité la plus profonde. C’est flou, j’étais sous hypnose, mais même sous cette influence je savais que j’étais en train de me faire agresser dans un champ où personne pouvait m’entendre si je trouvais la capacité de crier. Je savais qu’il s’organisait pour que je lui appartienne… et encore plus lorsqu’il a décidé de me mordre pour ajouter à son plaisir. Il m’a mordu trois fois dans ce champ… puis j’étais trop faible pour quoique ce soit d’autre que l’entendre me répéter la même chose. Que j’étais trop beau pour mon bien. J’ai été jeté dans le chariot par ses sbires et ils m’ont emporté loin de Sabi.»

Si ses aînés connaissaient déjà l’histoire, il savait que ce n’était pas le cas de la forte majorité de son auditoire. Il entendait une de ses filles renifler et il lui fit signe de venir le rejoindre, ce qu’elle s’empressa de faire alors qu’il la rassurait d’un câlin. C’était du passé, il allait bien maintenant, mais elle était si sensible, il aurait dû se douter qu’elle aurait du mal.

« Omma… » Elle était une de ceux qui le considéraient plus comme une mère qu’autre chose, et le chef de famille ne s’inquiétait pas assez des genres pour s’offusquer de l’appellation pour interrompre ce qu’elle allait lui demander. « …il a fallu qu’il te tue. »

« Oui ma chérie. Mais je ne m’en souviens pas. Je me souviens qu’il m’a traîné dans sa demeure qui était gigantesque pour les standards de 684, puis qu’il m’a mordu pour la dernière fois immédiatement après que l’on m’ait affalé sur un lit. J’ai perdu conscience à la quatrième morsure… et je devine qu’il m’a tué à ce moment. »

C’était indescriptible combien c’était irréel tout en étant sa véritable histoire. Ses enfants le regardaient comme s’il était un grand martyr, mais il refusait que leur vision qu’ils avaient de lui soit changée par ce qu’il leur racontait.

« Lorsque j’ai repris conscience, j’ai compris ce que c’était qu’il avait appelé sa collection. Suite à ma transformation j’avais été apporté sous la résidence, et j’avais été pris en charge par de très jolies demoiselles. Elles, elles étaient sa collection. Depuis qu’il avait été en âge de vampiriser, il forçait la vie éternelle à des jeunes filles qu’il voulait posséder. J’étais le premier homme dans ce qui était littéralement son harem, séquestré sous les premières couches du sol… Il nous gardait enfermés là. Lorsqu’il voulait de l’un d’entre nous pour s’amuser il s’amusait à nous donner du sang de faë au lieu de sang humain. Comme vous le savez, c’est une drogue pour nous. Donc j’ai passé des soirées complètement inconscient de moi-même, high, tandis qu’il profitait de moi. Tout ce que je me souviens c’est ses mains sur moi et sa voix dans mon oreille qui continuait d’entonner que j’étais beau. »

Il entendait ses petits chéris se dirent entre eux que c’était horrible, certains avec des yeux grands comme des soucoupes. Sa fille qui s’était installée contre lui tremblait sous l’émotion et il se sentait quelque peu mal de lui faire subir cela, mais ils avaient voulu savoir, il ne pouvait pas leur camoufler la réalité.

« C-Comment de temps es-tu resté là? »

« Selon mes calculs, 353 ans. »

« Tu avais donc 377… Ça en fait du temps, pauvre Byul! »

« Double 7 encore! »

« Ah? Alors c’est fort probablement pour cela que j’ai eu de la chance. À un certain moment, nous n’avions plus de sang de faë comme repas. J’ai su par après qu’il y avait une guerre entre les deux races et que nous nourrir avec ce sang n’était donc plus possible pour lui. Mais il voulait tout de même assouvir ses pulsions. Il m’a tiré hors du sous-sol, avec la claire intention de me mettre dans son lit une fois de plus. Peut-être qu’il n’avait pas suffisamment bu ou que j’avais gagné en puissance, mais en ayant toute ma tête pour une fois, j’ai pris une des armes qu’il avait en exposition sur un mur et je lui ai planté en plein cœur. Il était hors de question qu’il me touche une fois de plus, et encore moins que j’en aie conscience. »

Les soubresauts impressionnés de ses enfants le firent rire malgré la gravité de ses paroles. Ils avaient tous passé près de morts horribles, mais ils étaient encore si sensibles à leurs pairs…

« Lui as-tu dit quelque chose? »

« ‘Tu m’as arraché une vie que j’aimais, je t’en arrache une en retour.’ J’étais inspiré je crois. »

Les cris impressionnés des plus jeunes le firent sourire un peu plus. Sa réelle chance elle était assise tout autour de lui dans son salon. Il était choyé de les avoir avec lui. Ils auraient tous pu partir vivre leur propre vie… mais ils restaient avec lui, la grande majorité.

« Mais tu as 1400 ans entre aujourd’hui et cette époque! Qu’as-tu fait?! »

« Oh, toutes sortes de choses. Ça serait extrêmement long de vous raconter ces 1400 ans en détails, mes chéris. Une fois que j’avais quitté la demeure de mon sire, j’ai été dans l’armée, voulant me rapprocher de mes racines, j’ai combattu contre les Mongols lors de leurs tentatives d’invasion. Oh! J’ai aussi été un érudit à la cour du Roi Sejong.»

« Tu as connu la naissance du hangeul! »

« Oui. Après ça… J’ai voyagé beaucoup. Je revenais toujours à la maison, et j’ai sauvé plusieurs d’entre vous dans ces temps-là mais j’ai fait le tour du monde pendant quelques siècles. Découvert d’autres cultures, rencontré une foule de gens… »

« …couché avec une foule de gens, tu veux dire » marmonna un de ses aînés sous les éclats de rire mais il les ignora pour continuer

« …puis je suis revenu ici pour de bon lorsque les Japonais nous ont annexés… »

« Oui, je me souviens, tu nous voulais à la maison avec toi, tu avais peur de ce qui pouvait nous arriver. C’est là que tu as déclaré ton indépendance de la maitresse, tu ne voulais pas participer à ses plans pour contrer tous ses nouveaux arrivants sur Séoul.»

« Ça a été un dur temps, autant pour les humains que les créatures comme nous. Avec l’invasion, puis les guerres du 20e siècle, j’ai ressenti le besoin de préserver notre culture. J’ai joué les historiens pendant un temps… puis lorsque nous avons eu un semblant de paix, j’ai participé à la préservation d’arts traditionnels. J’ai enseigné des danses et la maîtrise d’instruments typiques pendant quelques années… »

« …et tu as eu quelques aventures… »

Il ne pouvait pas ignorer le commentaire deux fois, riant pour de bon. Il savait qu’ils s’inquiétaient pour lui, et de mentionner qu’il avait eu son lot d’amants était une façon pour eux de se dire qu’il n’était pas traumatisé par ses premières années vampiriques.

« Bref. Dans les années 2000 ils avaient un centre dédié à ça, la musique et les danses traditionnelles. J’y ai travaillé aussi longtemps que j’ai pu avant que ça soit louche que je ne semble pas vieillir. Je crois qu’il existe encore, si? Maintenant ils leur enseignent des vieilles chorégraphies datant de la Hallyu Wave, aussi… Ce n’est tellement pas mon truc. »

Les commentaires se mirent à fuser de partout comme quoi il aurait été super doué et qu’il devrait essayer, mais il les fit tous taire d’un signe de la main.

« Bref. À partir de là j’ai toujours été dans les arts. J’ai voyagé encore un peu, voir combien le monde avait évolué maintenant que les créatures surnaturelles sont ressorties des ombres, avant que je transforme votre petit frère et que je doive revenir pour m’occuper de lui… C’est là qu’avec votre aide j’ai pu débuter notre marque.»

« Mais pourquoi tu nous as tous transformés? On t’a arraché ta vie humaine à toi... »

« Parce qu’on vous arrachait aussi la vôtre. Je vous ai tous demandé si vous le vouliez, non? J’ai pu compenser mon horrible mort par ma grande expérience de vie, et j’espérais que vous puissiez en faire de mêm- OOF! »

Il n’avait pas eu le temps de terminer sa phrase, tous les membres de son s’étaient entassés autour de lui, causant un énorme et soudain câlin collectif avec le chef de famille en plein milieu, le faisant éclater d’un rire euphorique devant une telle vague d’amour.

On s’en foutait un peu de son apparence, des gens qui le complimentaient sur ses photos dans les magazines, tout comme on n’en avait rien à faire des millions dans son compte en banque lorsque sa vraie richesse était entassée autour de lui. Sa famille, sa longévité, ses expériences. C’est ce qui comptait réellement.