Haine. Jalousie. Peur. Voilà ce que Varun, succube depuis des siècles déjà, avait ressenti après la traitrise de la sorcière Circé. Haine envers cette magicienne et ses sœurs, qui avaient injustement condamnées deux races en riposte à l’avidité d’entités singulières. Varun n’avait rien demandé. Rien fait. Jalouse de toutes ces créatures ayant encore le droit de parcourir la terre, de croquer la vie à pleines dents. Les plaisirs simples de la vie dans le monde du haut lui manquait. Dévorer des âmes humaines, surtout. Elle se sentait vide, comme si elle ne pouvait plus accomplir sa destinée, chacune de ses cellules l’implorait de se nourrir mais comment ? Peur. Peur d’être coincée dans cet enfer pour l’éternité. Peur de ne plus jamais être heureuse, de ne plus jamais vibrer. Ils paieraient tous pour cet affront. Toutes les sorcières. Tous les gens qui osaient respirer l’air agréable de la surface pendant que d’autres souffraient éternellement en Enfer. Cela ne se passerait pas comme ça. Les démons, les frères et sœurs de Varun, tous trouveraient une issue au purgatoire. La Terre était leur domaine, leur terrain de jeu. Ils retrouveraient ce qui leur revenaient de droit, d’une manière ou d’une autre. Sous leurs formes d’antan… ou une toute nouvelle.

La salvation des êtres démoniaques vint de la plus étrange des manières. Si leurs prisons de chair étaient enfermées à jamais en Enfer, les démons trouvèrent le moyen de manifester leur conscience sur Terre, sous la forme d’une délicieuse fumée noire. De là, revenir à la vie était un jeu d’enfant. Les humains étaient légion, voler le corps d’un de ces êtres inférieurs était d’une simplicité folle. Varun, comme beaucoup d’autres, revint alors à la vie et put satisfaire son besoin de vengeance. Ne restant jamais plus d’un siècle dans le même corps, la succube voyagea dans le monde entier, tua toutes les sorcières qui osaient se mettre en travers de sa route, dévora l’âme de milliers d’êtres humains pour satisfaire son appétit sans limite. Si les démons et succubes étaient des êtres noirs, impurs, certains tentaient vainement de combattre le mal qui sommeillait au plus profond d’eux. Pas Varun. Varun était en colère. Elle voulait voir des cadavres, des corps desséchés après une nuit folle d’amour. Elle voulait que le monde entier paie. Que le monde entier paie pour l’injustice qu’elle avait subi. Une injustice qui serait rétablie avec l’annihilation de toute vie sur terre. Mais tout cela, c’était avant. Avant qu’elle ne la rencontre elle.

Kim Soo. Délicate fleur de la noblesse perdue dans les intrigues de la cour du Royaume de Joseon. Un être pur, innocent et bienveillant. L’antithèse parfaite de Varun, qui aimait plus que tout prendre possession de créature aussi douce. Kim Soo était la fille d’un des hauts fonctionnaires du pays, mariée à une famille influente et riche alors que son adolescence avait tout juste commencé à bourgeonner. Si son époux était souvent absent et plus que distant, la demoiselle l’aimait d’un amour tendre. Il était inconcevable pour elle de ne pas l’aimer, quand bien même elle n’avait pas eu le choix de s’unir à lui. Les premières années de leur union furent difficile, Soo était incapable de lui offrir un héritier. Malgré cela, elle restait digne et ne perdit pas une seule fois espoir. Sa patience fût finalement récompensée lorsque les marées rouges cessèrent de venir hanter chacun de ses mois. Elle était enceinte, enfin. Comme la coutume le voulait, son mari ne l’importuna plus dans son lit, la santé du bambin à venir étant bien plus importante que les pulsions animales d’un homme. Croyance désuète et sans fondement, qui allait pousser la belle Soo entre les griffes de Varun.

Après quelques mois de grossesses, Soo se languissait de son époux. Depuis qu’il n’avait plus vraiment besoin de partager sa couche, ce dernier ne lui offrait plus aucune attention. S’il était plus qu’indécent de remettre en question les actions du jeune maitre, la demoiselle avait besoin d’amour. Alors une nuit, elle prit son courage à deux mains, quitta ses appartements pour venir retrouver l’homme qu’elle aimait si tendrement. Ce qu’elle vit, de l’autre côté de la résidence familiale, dans la chambre à coucher de son époux, lui glaça le sang. Il n’était pas seul, vous vous en doutez. Il était avec une femme. Une femme qui n’était pas Soo. Une de ces intrigantes, belle, mystérieuse. Cette découverte brisa le cœur de la future mère, et en se renseignant auprès des serviteurs, Soo se rendit compte que tout cela n’avait rien d’étonnant. Cela faisait des mois, des années, que le jeune maitre se comportait ainsi. L’avait-il aimé, ne serait-ce qu’un seul jour ? Si leur union avait été forcée, la demoiselle était tombée amoureuse, peu à peu. Mais lui… Oh lui… Sa santé dégringola subitement, ravagée par le chagrin et la douleur. Plus aucune force, plus aucune joie de vivre. Et le bouquet final, l’enfant qui périssait en son sein, incapable de survivre à l’état de sa pauvre mère.

Aux yeux de tous, Soo était responsable de cette fausse couche. Personne n’avait jamais su qu’elle avait découvert le petit secret de son époux, et quand bien même cela aurait été le cas, cela n’aurait rien changé. N’était-ce pas le rôle de la maitresse de maison, de tenir le foyer en dépit des horreurs que commettaient son conjoint ? Soo était horrifiée par tout cela. Elle trouvait cela injuste, qu’on lui reproche tous les maux du monde, de tomber en disgrâce à cause de la disgrâce de son partenaire. Si elle essayait de rester droite, de rester positive en dépit de tout cela, au fond d’elle, Soo était en colère. Rien de tout cela n’était acceptable. Varun, spectatrice de ces horribles évènements, attendit que le cœur de sa victime sombre dans l’horreur pour finalement se décider à la posséder. Soo lui faisait de la peine. Comme il était stupide d’aimer ainsi quelqu’un, de respecter son prochain sans rien obtenir en retour. Si Varun n’était pas vraiment intéressée par les petits problèmes de ses victimes, le succube ferait au moins honneur à la mémoire de celle qu’elle allait détruire. La nuit même ou l’esprit de Varun vint prendre possession du corps de la pauvre jeune femme, un massacre sanglant s’en suivit. L’époux. La maisonnée. Les putains. Ils furent tous fauchés, un à un.

Varun crut pendant quelques décennies que les choses se passeraient comme d’habitude, qu’elle habiterait Soo un siècle, peut-être deux, puis qu’elle continuerait sa route vers un autre pays du monde. Mais tout était différent, cette fois-là. L’esprit de Soo était mort le jour où son corps s’était fait posséder mais… L’esprit de Varun avait été affecté par le malheur de cette pauvre femme. Comme si plus aucune des deux n’existaient, mais qu’une nouvelle femme était née de cette fusion. Une succube à l’appétit vorace, terrible et implacable mais qui avait une part d’humanité, malgré tout. Tuer impunément ne faisait plus sens, plus vraiment. Ceux qui méritaient le baiser de la mort, c’était la lie de l’humanité. Ces hommes qui bafouaient l’honneur des femmes. Qui frappaient. Violaient. Varun hésitait. Aimait. S’agaçait. Vivait, tout simplement. La pureté de son hôte n’allait jamais pouvoir remplacer complètement les habitudes cruelles et mortelles de la succube mais la possibilité d’être autre chose qu’un monstre était né au plus profond de son cœur. Varun n’abandonna jamais le corps de Soo. Elle s’inventait mille et unes excuses, mais elle était bien trop attachée à cette nouvelle vie, cette nouvelle apparence, cette nouvelle façon de voir le monde pour tout recommencer, encore une fois, à zéro.

Cette nouvelle créature qui prit bien des noms au fil des siècles vécut d’endroits en endroits, profitant des plaisirs de la vie tout en menant à bien ses inévitables meurtres. La France de la Renaissance. L’Empire de Russie tout au long de son âge d’or. Le Royaume-Uni sous le règne de Victoria. L’Iran avant la révolution. Les États-Unis après la Seconde Guerre Mondiale. A chaque époque, au centre du monde, voilà ou vous pouviez trouver la tristement célèbre Varun. Chaque année, le noir de son cœur virait progressivement au gris. Un gris foncé, effrayant, mais un tant soit peu plus lumineux que le noir de jais qui coulait dans ses veines fût un temps. Elle qui ne s’était vouée qu’à la vengeance des siècles durant, prenait le temps d’aimer, de se lier à des créatures aussi pitoyables que les humains parfois. Rien n’était éternel, les gens étaient décevants, malhonnêtes, égoïstes, mais le simple fait que tout cela avait de l’importance pour elle montrait à quel point elle avait changé. Elle était dans le déni, tout le long de ce millénaire là et pourtant, un jour, elle dut se rendre à l’évidence. Se venger n’était plus si important que ça. Tout ce qu’elle voulait, c’était vivre, survivre, resplendir dans ce monde de fous et de sauvages. Être une succube, une démone, un monstre, ne la forçait pas à agir d’une quelconque manière. Elle était libre de vivre sa vie comme elle l’entendait, au-delà des préjugés, au-delà des attentes de ses frères et sœurs.

Inéluctablement, la Corée cria à son enfant de revenir, et Varun, Soo, Soovarun, peu importe comment vous voulez l’appeler, revint. Comme si la succube ne pouvait résister à l’appel de ce pays qui n’avait jamais été vraiment le sien, mais qui était devenue une part d’elle lorsqu’elle avait dévoré l’âme de son hôte. Varun était devenue méthodique, dans son éternelle quête. Obtenir un emploi qui lui permettait directement de trouver ses victimes était idéal. Par le passé, elle avait été agent de police, travailleuse sociale et bien d’autres. Cette fois-ci, elle décida de devenir greffière. Un rôle discret, en retrait dans la cour, mais qui lui permettait de choisir ceux que la loi était incapable de punir. Sa vie en Corée était… plaisante. De nature froide et solitaire, la belle Choi Sa Rang (nouveau nom pour nouvelle identité de choc) faisait peu de rencontres, mais qu’importe. Elle aimait les rues tortueuses de la capitale. Ses quartiers branchés. Ses monstres se pavanant fièrement dans la rue. Peut-être était-ce le début d’une nouvelle ère, une ère ou Varun se laisserait la possibilité de révolutionner son monde. En bien… ou en mal. La bienveillance et la malveillance sont les deux extrémités d’un même spectre, et retomber d’un côté, ou tomber pour la première fois de l’autre, n’est jamais à proscrire.