Éloignée de son covent, sur une ferme à quelques pas de Hwaseong dans la province de Gyeonggi, Seo Minyeon s'était promise de garder ses pouvoirs secrets; du moins, le plus longtemps possible. Le but était de se protéger mais surtout de protéger sa fille unique, trop jeune encore pour comprendre tout le mal et le danger qui rôdait aux alentours. Mais lorsque la petite Haneul fut à deux doigts de souffler ses cinquième bougies, sa main fut forcée. Après tout, comment expliquer que les étincelles électriques qu'une Haneul effrayée faisait apparaître, si ce n'est qu'en lui disant la vérité?

Je n'ai jamais vraiment compris pourquoi nous vivions comme si nous étions humaines. De quoi Mère avait-elle si peur et surtout, pourquoi n'étions-nous pas entre sorcières, en famille? Tous les livres, tous les grimoires me l'ont confirmés : Les potionneuses comme Mère et moi sont de loin celles qui s'entendent le mieux avec le reste de la communauté. Sans compter qu'il ne faut pas être idiot pour comprendre qu'être humain est un net désavantage. Jamais je n'ai osé me renseigner auprès d'elle; encore moins tenter d'obtenir des réponses moi-même. La magie, ce n'est pas pour notre intérêt personnel, c'est interdit; et les règles, j'y tiens mordicus. Ça ne m'empêchait pas d'émettre mes propres théories farfelues.

Peut-être qu'elle a utilisé sa magie pour le Mal? Peut-être qu'elle a accidentellement créé une potion qui a fait exploser la maison du clan et le chef l'a jeté dehors pour se venger? Ou.... Ou bien une potion qui a fait empester la maison! Une vilaine odeur d'oeufs pourris qui s'imprègne bien dans les murs, bien chiante à dissiper. Bon, ça serait incroyablement drôle mais peut-être qu'il y a des détails qui sont bien mieux sous silence.

À bien y réfléchir, jamais je n'ai vu Mère utiliser sa magie en ma présence; même lorsque nous sommes seules. Était-elle vraiment une sorcière ? Est-ce que son regard déçu à chaque fois que je pratique un sort ou que je concocte une potion serait... de la jalousie? Ou peut-être de la honte? Peu importe la réponse, au moins j'ai de la chance qu'elle ne s'en tienne qu'à des regards froids.

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Les cauchemars étaient de plus en plus présents, de plus en plus réels, de plus en plus effrayants. En général, chacun d'entre eux se terminait avec la mort d'une de nos poules; suivi de mon réveil abrupt à l'aube du matin. À chaque fois, je courais vers le poulailler pour constater avec horreur la disparition d'une des bêtes aviaires. Peut-être que pour Mère ces poules et les autres animaux de la ferme n'étaient qu'un moyen de faire de l'argent. Pas pour moi. Chaque bête avait son propre nom, une personnalité propre. Je les soignais même du mieux que je pouvais lorsqu'elles étaient malades ou blessées. « Un animal sauvage l'a sans doute mangé » était sa réponse à tous les coups. Et à tous les coups, même si je m'efforçais de la croire, mon coeur me dictait le contraire.

À quelques minutes à peine de mon 18e anniversaire, le sommeil ne venait plus. Mes yeux se fermaient mais mon corps me projetais hors de mes rêves alors que ceux-ci me forçaient à voir mon corps sans vie au sein des cadavres de poule. Tremblante, je cherche dans mes livres une solution pour mettre fin à mes cauchemars, entre deux hauts de coeur. Mais il n'y a rien. Peut-être dans la chambre de mère? Elle n'est pas dans son lit. Malgré ce mauvais présentiment qui me traverse l'esprit, je cherche. Toujours rien, sauf une tonne de livres sur la nécromancie. De quoi me donner des sueurs froides. Et si...?

Plus rien n'était clair dans mon esprit. Je devais m'échapper. Sans pouvoir réfléchir convenablement, je lançais peu importe quel objet ou morceau de linge que je croyais avoir besoin : téléphone, lampe de poche, couteau, quelques pages importantes de mes grimoires. Et juste comme ça, mes pas m'emportaient loin de chez moi; mais également près de Mère, alors que minuit sonne et que la lune brille de mille feux, haut dans le ciel.

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Pendant des heures je courais, sans me soucier des branches qui déchiraient ma peau ou des obstacles qui me faisaient chuter. Les paroles de Mère et son visage restaient encrés dans mon esprit, voulant me hanter à tout jamais. « Nous serons bientôt réunis, mon amour...» Elle voulait me sacrifier. Utiliser mon corps comme offrande. Réssuciter quelqu'un. Une vie contre une autre, et pour elle je n'étais qu'un objet pour arriver à ses fins. Son regard pétrifiant, son couteau braqué en ma direction, l'horrible vue des multiples cadavres de poules autour d'une pierre tombale improvisée; des scènes qui restent ancrées dans mon esprit peu importe ce que je fais. Je cours et je continue de courir, jusqu'à ce que mes poumons brûlent et jusqu'à ce qu'un goût de sang se dépose dans ma gorge. Je marche, sans m'arrêter. Je ne dors pas, je ne mange pas. La peur et surtout l'adrénaline guident mes pas vers la métropole, là où il y a tellement de gens que jamais elle ne me retrouvera... elle ne me retrouvera jamais, n'est-ce pas? Je serai en sécurité là-bas, pas vrai?

La nuit tombe à nouveau et je m'écroule au sol, incapable de marcher davantage. Mes jambes refusent de me guider plus loin. Je suis en ville, je le sais; mais où? Est-ce qu'il y a d'autres sorcières ici? De véritables potionneuses et non pas une escroc comme Mère? Le souffle coupé et le regard au sol, l'ombre d'une femme attire mon attention. J'étais déchirée entre l'envie de m'enfuir à nouveau ou celle de lui faire confiance. Ma volonté n'était plus mienne, toutefois; j'étais bien trop épuisée pour aller où que ce soit. Fang Mei Lan, cette soirée-là, m'aura sauvé la vie.

J'ai choisi la chambre la plus petite et la plus discrète possible dans sa grande et luxueuse demeure, lui promettant même de faire n'importe quoi pour la remercier. Je n'avais, étrangement, qu'une seule tâche à faire: lui rapporter tous les infidèles que je croisais. Je m'exécutais, sans trop savoir pourquoi cétait si important pour elle. J'écoutais les passants avec attention, je prenais des photos, documentait les paroles des hommes et des femmes qui trompaient leur douce moitié. Armée de mon savoir, je faisais un compte rendu journalier à Mei Lan, sans trop connaître la suite des choses. Encore une fois, peut-être que certains détails sont bien mieux sous silence.

Séoul m'a accueuillie dans ses bras il y a cinq ans déjà, sans qu'elle me mette trop de bâtons dans les roues. L'argent était une denrée rare, mais j'avais la chance de ne pas avoir à dépenser trop d'argent en général. Mon éducation à la maison insuffisant fut un obstacle mais trois années d'études intensives suffirent pour rattraper mon retard, et j'ai pu poursuivre un des métiers qui me semblait le plus naturel: vétérinaire. En attendant, je vends des fleurs; deuxième métier le plus naturel mais également celui qui rapporte le moins. Étudier, travailler, dormir quelques minutes entretemps; un mal nécessaire avant de pouvoir voler de mes propres ailes.